[TERMINE] A butterfly lost on a wildflower ☆ - Park Soo Hwa

Qu'est-ce que je fais là ?

C'est la question qui tourne en boucle dans ma tête depuis près de vingt minutes. Elle est également accompagnée d'un joli mélange entre "je ferais mieux de partir" et "je vais peut-être mourir ce soir". J'ai beau avoir la certitude de me retrouver droguée au fond d'une ruelle avant la fin de la nuit, je reste assise sur le tabouret de bar bancal, le dos droit, le regard qui balaie la salle pour la énième fois. Les traits étirés en un masque impassible j'attends en me persuadant que ce n'est pas une mauvaise idée.

Néanmoins, je suis persuadée que cette idée était réfléchie. Il n'a pas choisi ce lieu au hasard et comme une idiote, j'ai accepté. J'aurais dû me renseigner deux minutes sur le bar qu'il a proposé. C'est son temps qu'il est censé m'offrir, pas l'écriture prématurée de mon testament.

Claquant la langue contre mon palais, je relève la tête vers le miroir mural. Les cheveux lâchés me tombent jusqu'au bas du dos. J'aurais peut-être dû les attacher ? D'un geste rempli d'une nervosité que j'essaie de dissimuler, je les rassemble sur le côté, libérant la vue sur ma nuque. J'ai beau m'être uniquement vêtue d'un jean et d'un pull léger, je regrette d'avoir choisi celui qui me dénude les épaules. Combien de criminel présent dans ce bar ? Je peux d'ores et déjà sentir leurs regards se poser sur ma personne. Ce serait facile pour eux de prendre avantage de ma solitude. Je ne leur fais pas confiance. Du bout des doigts, j'effleure ma télécommande. Est-ce qu'ils sont capables de lire les chiffres qui s'y affichent ? Je ne suis pas à ma place.

Je n'y suis plus.

J'ai beau avoir vécu plus de la moitié de ma vie dans des lieux similaires, je n'en reste pas moins sur mes gardes. Je me demande quand est-ce que j'ai commencé à me méfier de ces êtres que la société rejettent ? Il n'y a pas si longtemps, je faisais partie de cette foule et à l'époque, je n'avais pas peur. Au contraire. Je ne me laissais pas marcher sur les pieds, je parlais fort et refusais d'être ramenée plus bas que terre. Je détestais l'idée même qu'on puisse me rapporter à une basse catégorie. Je valais bien mieux que ça. Je vaus toujours mieux que ça et me retrouver accoudée sur ce comptoir miteux ne fait que m'en conforter.

Ah, Ae Ran... Tu as bien changé en six ans.

« Bonsoir princesse. »

Je sursaute légèrement alors que ma tête se tourne vers l'homme qui vient de s'asseoir à côté de moi. Pourtant, mes yeux l'ignorent et vont se poser sur la porte boisée qui vient de s'ouvrir sur une silhouette élancée. Je frissonne en croisant son regard noir, reconnaissant sans le moindre mal cette lueur moqueuse qui m'irrite déjà. Mais quand bien même je garde un air détaché lorsqu'il s'approche de moi,  je ne peux m'empêcher d'être rassurée.

J'en oublie l'inconnu qui me dévisage avec impatience.

Il est enfin là.

« Tu es en retard, Park Soo Hwa. »

Tu aurais dû me le dire quand je ressentais encore quelque chose pour toi.

Les mots de Hwa Min continuent de tourner en boucle dans ma tête, torturant mon esprit comme un fou le ferait avec une poupée vaudou. Son aiguille picore mon crâne avec une obsession malsaine, me rappelant encore et encore que je me suis fait jeter par ma meilleure amie.

C'est pitoyable.

J'inspire une bouffée sur ma cigarette déjà bien entamée, ayant doublé ma consommation depuis ce jour. Seul moyen de me détendre, à défaut d'oublier. Le coeur lourd, je soupire en arrivant près du bar dans lequel j'ai donné rendez-vous à Ae Ran, unique inspiration de mes tableaux dernièrement. Enfin, avec la chance que j'ai, je ne serai pas surpris de découvrir qu'elle m'ait posé un lapin. Le bar dévoile une entrée des moins accueillantes, un peu sombre et remplie d'hommes, le genre qui ferait faire demi tour à n'importe quelle femme. Mais on y sert les meilleurs cocktails.

Et j'ai besoin de m'occuper l'esprit.

Je passe la porte du bar et une seconde me suffit pour reconnaître la silhouette fine de Kim Ae Ran, assise au bar et ignorant avec élégance les avances de l'homme à ses côtés. Elle est venue. Je suis surpris de ressentir un élan de soulagement au fond du coeur mais essaie de le cacher comme je peux. Je m'avance en silence, et sa voix ferme et douce m'apostrophe immédiatement, malgré son air détaché.

« Tu es en retard, Park Soo Hwa. »

Je ne retiens pas le rictus plein de suffisance qui orne mes lèvres, et me penche pile entre eux, écrasant mon mégot de cigarette dans le cendrier sur le comptoir. Je profite de mon geste pour attirer le regard du dragueur, reconnaissant son visage comme un des habitués de ce bar.

« Oublie, vieux. Elle est avec moi. »

Je ricane légèrement en voyant son visage se décomposer d'incompréhension. Il doit se demander par quel tour de magie une fille comme elle peut se retrouver aux côtés d'un déchet de mon espèce. Et je ne peux pas lui en vouloir pour ça. Je suis là, avec l'air de sortir d'un mauvais film de voyous, avec mon blouson de cuir, mes cheveux sombres en bataille et mes tatouages qui débordent de ma peau. Alors qu'elle, elle est droite sur sa chaise, son jean soulignant la longueur irréelle de ses jambes, ses cheveux souples posés sur ses épaules découvertes et son regard de biche innocente...

« Eh Park, je te signale que j'étais là le premier. »

La voix de mon homologue m'arrache de ma contemplation, m'obligeant à tourner la tête vers lui. La vue est nettement moins belle. Et aujourd'hui, je n'ai pas le coeur de m'amuser. Il pense sérieusement que je mens en disant qu'elle est avec moi ? Rapidement, ma voix se fait plus froide, tranchante comme du verre, alors que je siffle en réponse :

« T'as cru que c'était une place de parking ? Ne m'oblige pas à te faire quitter ce bar moi-même, tu sais que tu le regretterais. »

Mon regard appuyé et ma voix menaçante sont suffisants pour que mon camarade comprenne qu'il ne ramènera pas Ae Ran avec lui ce soir. Son abandon se traduit par des yeux baissés, un regard fuyant et un juron sifflé entre ses dents avant de décamper. Je n'ai pas la carrure d'une armoire à glace, même si ma taille aide souvent à éloigner les emmerdeurs. Je ne suis pas du genre à tabasser des pauvres mecs tous les dimanches après midi avant mon café. Simplement, je n'ai jamais eu peur de me défendre, car depuis que j'ai quitté l'Uptown pour fuir ma famille, je me suis promis de ne plus accepter de recevoir le moindre coup sans réagir. Et jusqu'ici, je ne me suis jamais agenouillé devant quelqu'un.

Je m'assieds aux côtés d'Ae Ran avant de ricaner :

« Donc si on retourne au 'Park' Soo Hwa, c'est à cause de mon retard ? Permets moi de t'offrir un verre en guise d'excuse. »

Je ne le quitte pas des yeux, comme si j'avais étrangement peur qu'il s'évapore. Il me fait l'effet d'un mirage apparu entre les différents nuages de fumée alors il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il disparaisse. J'écoute à peine les mots qui s'échappent de sa bouche, concentrée sur l'image qu'il renvoie. Il contraste tellement avec les hommes que je côtoie habituellement. Ses cheveux d'ébènes éparpillés sur son front, son rictus arrogant et les dessins sombres qui habillent sa peau. Est-ce parce qu'il est le seul visage qui ne me soit pas inconnu que je le trouve soudainement beau ? Sa beauté est différente des traits parfaits d'Ha Neul, ou du sourire charmeur de Won Il. Elle est empreinte de danger, de déni et de crainte. Il a cette allure détachée qui représente tout ce que j'évite soigneusement depuis six ans, mais moi, j'en suis attirée.

Inconsciemment, je le revois penché sur sa toile alors que ces pinceaux effleurait le tissu. Est-ce que ces doigts font le même effet sur la peau ? Je secoue la tête, chassant rapidement ces pensées de mon esprit. N'importe quoi. Ressaisis-toi Ae Ran.

Et je n'ai pas encore bu une goutte d'alcool.

Il s'assoit sur le tabouret prêt du mien et nos genoux se frôlent. Je ne peux retenir le frisson qui roule le long de mon échine mais m'oblige à détourner le regard pour le poser sur mon verre intouché. Je l'ai pourtant commandé alors que j'étais à peine arrivée. Désormais, ma gorge sèche réclame le liquide âpre.

« Un verre ? » Mes lèvres s'étirent en un sourire doucereux. « Tu vas tous me les payer.»

Je prends le verre de cristal entre mes doigts, faisant tourner la boisson claire qui s'y trouve, et relève les yeux vers les siens. Je m'arme d'un air arrogant avant de boire une longue gorgée. Je ne cille pas, soutenant son regard sombre. Pendant quelques secondes, j'en oublie où je me trouve. Quelle importance que je sois de l'autre côté de la ville, à des kilomètres des rues que je foule habituellement ? L'impression de pouvoir être assassinée dans une ruelle sombre d'un instant à l'autre ne m'a pas quitté, mais étrangement, je n'y prête pas plus d'attention. Je n'ai pas peur de me retrouver seule avec lui, d'ailleurs il me semble ne l'avoir jamais réellement craint. J'ai été agacée, intriguée, fascinée mais pas apeurée.

Et ce soir, je me sens plus en confiance avec Soo Hwa que je ne l'aurais été avec un autre.

« Qu'est-ce que tu espères en me donnant rendez-vous dans ce bar ? »

« Tu vas tous me les payer.»

Je ne réponds pas à sa provocation, mais acquiesce d’un air amusé. Ça me semble être un bon deal, après tout. Je ricane en comprenant que cette fille n’en a pas finit de me surprendre. Elle ne se vexe jamais face à mon comportement et trouve également le moyen de surenchérir. Pourtant, je sais que j’ai un sourire qui a le don d’énerver mon entourage, que l’on m’apprécie ou non. Ce rictus moqueur qui fait croire aux autres qu’ils sont victimes de mes pensées, rabaissés sous mon talon. Un sourire arrogant que rien ne saurait détruire, puissant, supérieur. Mon bouclier.

Mais elle ?

A quoi est-ce qu’il ressemble, son vrai sourire ?

Ses doigts fins s’accrochent au verre devant elle et j’ai l’impression qu’elle est capable de rendre n’importe quel geste élégant. Incapable de la quitter des yeux, je la regarde quand elle commence à boire, avec une arrogance qui lui va étrangement bien. J’esquisse un léger rictus au défi silencieux qu’elle me lance, et continue de la dévisager jusqu’à ce que son verre soit à nouveau sur le comptoir. D’un geste de la main vers le serveur, je commande moi-même un cocktail avant de répondre à sa question par une nouvelle interrogation :

« Qu’est-ce qui te dit que j’attends quelque chose ? »

Peut-être que j’ai eu envie de la déstabiliser. De la faire venir dans le pire endroit qu’elle pouvait imaginer, elle qui semble si précieuse et intouchée, tel un ange descendant directement du paradis. Je pensais qu’elle viendrait, ne serait-ce que par curiosité ; mais je n’imaginais pas une seconde qu’elle resterait.

« J’ai une question moi aussi. » Je reçois mon cocktail, et l’attrape pour en boire une gorgée, avant de poser mon regard sur elle. « Pourquoi est-ce que tu es restée ? Soit tu es courageuse, soit tu es stupide, soit tu es un subtil mélange des deux. »

Ou aucun des trois, et c'est bien la raison pour laquelle je lui demande directement. Je suis curieux. Curieux d'elle, depuis la seconde même où je l'ai trouvée dans la foule.

« Pourquoi est-ce que tu es restée ? Soit tu es courageuse, soit tu es stupide, soit tu es un subtil mélange des deux. »

Je me souviens de la première fois où je suis entré dans un bar. Ça ne faisait que quelques jours que j'étais arrivée arrivée à Séoul et je louais encore cette chambre ridiculement petite dans le middletown. Il me semble qu'à l'époque ma note avoisinait les 3.00, je ne pouvais donc pas me permettre le luxe dont je suis dotée aujourd'hui. Le bar se trouvait en bas de mon immeuble et la nuit c'était un flot continu de rires qui s'élançait juste sous ma fenêtre. Je n'ai pas spécialement de mauvais souvenirs de cette période. J'étais surtout soulagée d'avoir pu venir jusqu'à la capitale sans encombre, excitée à l'idée de commencer cette vie dont j'espérais que du bien et impatiente de pouvoir quitter la médiocrité.

Je revenais de l'université quand j'ai décidé de pousser la porte de l'établissement qui me privait de longues heures de sommeil. Jusqu'alors, je ne m'en étais même pas approchée. Je me suis dirigée vers le comptoir, essayant de paraitre à l'aise alors que j'avais l'impression que tous les regards se tournaient vers moi. Dans une société où le jugement est permanent, il est intéressant de voir comme tant d'attention peut être déstabilisant. Je me suis retrouvée bouche bée devant les différents noms d'alcool, incapable de me décider tant les saveurs m'étaient inconnues. J'entendais des éclats de voix dans mon dos et ce fut la première fois que je regrettais d'avoir quitté mon foyer. Finalement, je ne suis restée qu'une dizaine de minutes. C'est rouge de honte que j'ai regagné ma tanière, les doigts serrés sur le téléphone.

Je n'étais qu'une gamine. Quel enfant n'a pas besoin d'entendre la voix de sa mère quand il a peur ?

« Pourquoi est-ce que je serais stupide ? Je ne vais pas réellement faire les gros titres après que mon cadavre ait été retrouvé dans une ruelle, si ? »

Je termine mon verre d'une traite, me revoyant passer à nouveau la porte du bar le lendemain, pleine d'assurance après avoir fait des recherches sur les meilleures boissons. Ce n'est pas du courage. J'ignore si c'est la rancœur ou la fierté qui m'a réveillée, mais depuis, je refuse de tourner à nouveau les talons. Ce n'est pas qu'une histoire de bar. Ce sont des rendez-vous arrangés, des entretiens angoissants, des promesses à tenir... C'est ce que m'efforce d'obtenir chaque jour.

Une vie où je ne me dirais pas "j'aurais dû...", une vie où je n'aurais pas à me retourner sur ce que j'ai manqué.

« Je n'ai simplement pas pour habitude de me laisser intimider. » Je penche la tête, plongeant mon regard dans ses yeux sombres. « Mais peut-être aussi que j'avais envie de t'impressionner. »

Impressionné ? Je le suis déjà.

Et pas uniquement parce qu’elle vient de terminer son verre d’une traite sans sourciller.

Son attitude fière et son allure sûre d’elle suffise pour me dire qu’elle a du mérite. J’ignore par quoi elle est passée, mais elle n’a clairement pas l’attitude d’une jeune femme née avec une cuillère en argent dans la bouche. Ce contraste m’intéresse, et j’ai envie d’en apprendre plus sur elle.

« Tu n’as pourtant rien à gagner à impressionner un type comme moi. »

Je bois une nouvelle gorgée de mon cocktail fort, avant de le reposer lentement. J’y aperçois un instant mon reflet ; mes cheveux en bataille tombent sur mes yeux sombres et fatigués. Je lui ressemble. Plus le temps avance et plus mes traits se calquent sur ceux de mon paternel et mes nombreux tatouages ne suffisent pas à m’en éloigner. Comme lui, j’ai la guerre dans le sang ; comme lui, j’ai le goût de la violence. Je le masque au plus profond, mais présent ou pas, il reste mon pire cauchemar. Tout est de sa faute.

Finalement, les mots de Hwa Min m’ont peut-être plus ébranlé que je ne le croyais. La peur du rejet est la seule qui me fait perdre mes moyens. Elle m’étouffe, me submerge et me noie plus violemment qu’une tempête. Je perds pieds et suffoque dans le noir en luttant pour m’en sortir.

C’est vraiment pitoyable.

Je relève les yeux vers Ae Ran, la détaillant longuement. A la voir comme ça, elle donne l’impression d’être inébranlable. Je sais que personne ne l’est. Mais elle me fait douter un instant, quand je la regarde, et je ressens le besoin de la taquiner pour masquer l’effet étrange qu’elle a sur moi :

« Est-ce que je te plais ? »

Je soutiens son regard sans ciller, avant de poursuivre avec une lueur de défi dans le regard :

« C’est pour ça que tu veux m’impressionner ? Ça expliquerait pourquoi tu me mets sans cesse des notes aussi hautes. Pour être honnête, ça m’agace. Il y a d’autres méthodes pour attirer mon attention. Mais les notes positives, oublie. »

Prouve moi que tu ne te laisses pas intimider, Kim Ae Ran.

Est-ce que je te plais ?

Pendant une seconde j'ai peur d'avoir laissé mon masque s'effriter. La surprise est telle que j'en perds mes mots, je garde la bouche entrouverte en le dévisageant ouvertement. Il a l'air de s'amuser, mais au fond, n'y a-t-il pas du sérieux dans sa question pleine d'insolence ? Je me reprends rapidement, arquant un sourcil dans une grimace emplie d'arrogance. Il veut me provoquer, je le sens. Mais je ne lui ferais pas le plaisir de le laisser croire qu'il réussira à m'ébranler.

« Pardon ? »

S'il m'attire? C'est un tel manque de courtoisie que d'oser me le demander directement sans même ciller, bien que la réponse doit lui sembler évidente. Je suis venue dans ce bar miteux et que je ne recommanderais certainement pas pour pouvoir avoir un rendez-vous avec lui. Ce n'est pas un lieu que je côtoie habituellement et ce n'est certainement pas le genre de personne que je rencontre tous les jours, il doit bien s'en douter. Il faudrait être stupide pour ne pas se rendre compte que c'est un minimum intéressé.

C'est le cas. Je m'intéresse à lui.

Je suis curieuse de savoir comment il a pu arriver jusqu'ici, alors qu'il était bien plus haut que moi au départ. J'ai envie d'en apprendre plus sur son caractère quelque peu éreintant, d'en découvrir davantage sur son talent, de m'immiscer légèrement dans sa vie et... Attends, quoi ?

Je cligne des yeux, relevant aussitôt le menton vers lui alors que sa dernière remarque me frappe de plein fouet. Ca... L'agage ? Je suis outrée. Je prends mon verre à nouveau plein et le porte à mes lèvres, mais la tentation est trop belle pour que je retienne le flot qui se déverse :

« Tu te rends compte que c'est le but d'avoir des notes positives ? Je te fais une fleur en te notant aussi bien -alors que tu n'es pas la personne la plus agréable que je connaisse- et tu trouves le moyen de te plaindre ? »

Je fronce légèrement les sourcils, franchement vexée, tout en continuant de m'adresser à lui d'un ton calme.

« Et toi, est-ce que tu cherches à attirer mon attention ou à m'agacer  ? Tu sais qu'il y a des chiffres après 5, rassure-moi, tu peux compter au-delà ? »

Elle recommence à boire, sans se départir de son calme. Pourtant, je sens que j'ai touché quelque chose qui ne lui plaît que moyennement. De la même façon, elle finit par répliquer, sans me quitter des yeux. Et cette fois, je suis celui qui tique sous ses mots. Ils m'attaquent d'une brûlure si vive que les blessures du passé semblent se rouvrir, et le sourire effrayant de mon père se réveille dans un coin de ma tête. Un frisson désagréable parcoure mes avant-bras alors que je devine mon regard devenir plus dur. Est-ce qu'elle se rend compte de ce qu'elle dit ?

Le but ?

Vraiment ?

« A quoi ça sert d'avoir des notes positives ? A pouvoir vivre dans de belles maisons et recevoir des compliments hypocrites de personnes qui n'attendent que des bonnes notes en retour ? Pourquoi on ne laisserait pas juste les gens vivre comme ils l'entendent ? »

Je plonge mon regard dans le sien, penchant la tête vers elle avant de murmurer :

« Les personnes si agréables de ton entourage, est-ce qu'elles sont vraiment sincères ? Pose toi les bonnes questions. »

J'ai au moins le mérite d'être toujours franc, qualité qu'on ne retrouve pas chez les gens du uptown. Il n'y a pas un mot échangés là bas qui ne sois pas accompagné d'un intérêt. Ils ne font plus rien par gentillesse, par solidarité, par simple envie de tendre la main. Ce qui les intéresse, ce sont leurs notes. Et c'est pour avoir rendu les gens si stupides et vides que je déteste la Sunrise Corp.

Un rictus moqueur accompagne sa dernière provocation, facile mais pas moins agaçante, et j'ai la sensation d'apercevoir enfin une légère fissure sur son masque de perfection. C'est à la fois exaltant et insupportable, et je ne suis pas prêt de céder. Elle m'attaque sur mes compétences cognitives ? De la part d'une femme comme elle, ça manque un peu d'élégance mais j'apprécie l'effort. Elle est plus mordante que ce à quoi je m'attendais.

Je ne la quitte plus des yeux, poursuivant la bataille qui se joue entre nous, sous nos paupières, derrière le coeur, dans un coin de l'esprit, dans les non-dits.

« Et toi, Ae Ran, tu te rappelles qu'il y a une vie en dehors des chiffres ? »

C'est si facile.

C'est prouvé : les personnes qui ne trouve aucun argument ont tendance à décrédibiliser l'opposition. Je pourrais être vexée qu'il ne prenne même pas la peine de défendre son propre style de vie plutôt que de tenter de me faire comprendre que c'est le mien, le soucis. Finalement je suis un peu déçue. Quelque part, j'ai envie d'entendre sa version. Depuis notre rencontre, il évite soigneusement de parler de cette vie qu'il a eu dans le Uptown et pourquoi il ne s'y trouve plus... Il a visiblement des choses à en dire, alors pourquoi tourner autour du pot ?

Je soutiens son regard, m'assurant de rester parfaitement impassible alors que mes doigts se serrent lentement autour de mon verre.

Et toi, Soo Hwa, est-ce que tu es sincère ?

Ce n'est pas parce qu'il dit ce qu'il pense, qu'il pense ce qu'il dit. Franc ne veut pas dire sincère. Il est tellement facile de clamer haut et fort qu'on est mieux que les autres, qu'on vaut mieux qu'eux parce qu'on se détache d'un système superficiel. Un sourire un peu amer étire mes lèvres à cette pensée. Évidemment que j'en ai conscience mais ça doit être tellement plaisant pour un garçon né dans les beaux-quartiers de se permettre de juger, de rabaisser l'autre sans connaitre son histoire.  

Je bois à nouveau d'une traite. Les picotements dus à l'alcool commencent à rouler le long de mes jambes, jusqu'à finir leur course dans le bas de mon dos. Ma bouche s'ouvre, laissant s'échapper une voix acide qui ne laisse pas l'ombre d'une chance à mon homologue de me couper la parole.  

« J'en ai eu un aperçu de cette vie en-dehors des chiffres. Elle n'a rien de glorieux ou d'agréable. » Je penche la tête, mes cheveux dégringolant sur mon épaule. Je capte son attention et je m'assure qu'il écoute chacun des mots qui se pressent au bout de ma langue. « Je ne vois pas ce qu'il y a de mal à vouloir de la reconnaissance pour être quelqu'un de bien ou à avoir une récompense pour une conduite exemplaire. La criminalité a baissé, les résultats universitaires ont doublé, l'entraide est devenue essentielle. J'ai envie de croire qu'une société meilleure peut naitre de ces notes. Dis-moi, Soo Hwa. Qu'est-ce qu'il y a de mal à vouloir construire un monde où on aurait une chance d'être à la hauteur ? Où on ne se sentirait plus seul ? »

Il ne fait pas le moindre effort pour comprendre. Ou alors c'est moi ? Je ne sais plus. Les trois verres que j'ai avalé en quelques minutes commencent à m'embrouiller l'esprit. Avec un rictus au coin des lèvres, j'appuie mon menton au creux de ma paume et prends quelques instants pour l'observer. Pour le regarder, vraiment.  

« Est-ce que tu sais au moins ce que c'est "se sentir seul" ? »

« Est-ce que tu sais au moins ce que c'est "se sentir seul" ? »

Son regard est différent. Il est perçant, au point de traverser mes pupilles pour m'atteindre directement au cœur de mon système nerveux. Pendant un instant, je me perds sous son regard, mes barrières s'ébranlent, tremblent, s'écroulent peut-être. Je n'en sais rien. Est-ce à cause de l'alcool ? Je la regarde à mon tour, je prends quelques secondes pour la dévisager, pour suivre les traits de son visage, pour me fondre dans l'obscurité de ses pupilles. Mes lèvres se délient d'elles-même, comme si j'étais sous l'emprise d'un sérum de vérité.

« Oui. »

Un mot, un seul. Il est suffisant, il hurle toutes les vérités que je m'efforce de maintenir secrètes, au fond de ma mémoire, cachées dans mes souvenirs. La solitude est ma compagne. Elle m'a maintenu au sol quand mon père pénétrait dans ma chambre le soir, elle me caressait les cheveux lorsqu'il abattait ses poings sur mon corps. Elle m'enlaçait quand ma mère regardait la scène au loin sans cacher les larmes qui roulaient sur ses joues, quand elle priait en serrant ce pendentif stupide entre ses doigts alors que la douleur me paralysait.

La douleur, et la peur.

Je dévisage Ae Ran une nouvelle fois. Et poussé par son regard, je comprends que je ne peux pas en rester là. Alors... Jouons cartes sur table.

Après tout, je n'ai plus rien à perdre.

« L'Uptown me fait peur. »

C'est la première fois que ces mots franchissent la barrière de mes lèvres. Hwa Min l'avait deviné, je n'ai jamais eu à les exprimer à voix haute. Aujourd'hui, les choses sont différentes et mon coeur cogne. Violemment. Mais ce n'est pas suffisant pour m'arrêter.

« C'est pour ça que je l'ai fui. Il y a quelqu'un là bas qui a un pouvoir tel que ç'en est terrifiant. Sa note frôle le 5 et quoi qu'il fasse... Quoi qu'il ait fait, il sera toujours libre. Admiré. Adulé. Parce que quelqu'un qui en a fait autant pour son prochain, pour en être arrivé là, ne peut pas être quelqu'un de mauvais. Je trouve ça... Affreusement injuste. »

Mes mots sont emprunts de sarcasme mais ils résument parfaitement ce que l'on a pu me répéter à l'époque. Ça fait presque dix ans, mais ces mots me hantent encore. Tranchants derrière leur apparente douceur. Alors que chacun de mes appels à l'aide se sont soldés par des silences. Je termine mon verre avant de le reposer, avant de conclure ma déclaration :

« C'est en appartenant au monde dont tu parles que je me suis senti le plus seul, Ae Ran. Mais dans les faits, tu as raison. Il n'y a rien de mal à vouloir de la reconnaissance. Il y a eu des retombées positives sur pas mal de monde et je ne doute pas que le geste était louable, à la base. Simplement, il ne me convient pas. »

Je me tourne à nouveau vers elle. Sa beauté évidente me frappe de plein fouet, pas seulement à cause de son apparence, mais surtout par les émotions qui brillent au fond de son regard. Elle est sérieuse, elle est déterminée, et surtout, il y a une conviction inexplicable que je lui remarque, encore une fois. Elle brillait d'autant plus quand elle m'exposait son point de vue sur le système de notation. Je le sais, au fond ; elle n'a pas tort.

Encore une fois, une interrogation chantonne dans mon esprit, et je décide de chercher la réponse à sa source :

« Et toi, Ae Ran ? Est-ce que tu as vécu ici ? Dans le downtown ? »

« L'Uptown me fait peur. »

La surprise est telle que je ne trouve rien à lui répondre. Peur ? Sans détacher mon regard du sien, j'essaie de deviner ce qui peut bien l'effrayer dans ces grandes avenues pavés. Elles sont immenses, entretenues et aspirent à un avenir bien meilleur que celui que je pense trouver dans les ruelles étroites du Downtown. Tout a été arrangé par la société pour que les habitants s'y sentent le plus à l'aise possible. J'ai moi-même contribué aux nombreuses affiches présentes dans les rues, je sais pertinemment les promesses qui y sont inscrites. J'ai choisi d'y croire d'ailleurs: croire qu'un monde idéal peut enfin exister et qu'on est capable d'y contribuer chacun à notre façon.

Je reste silencieuse pour l'écouter avec plus d'attention. Je passe outre les sursauts satisfaits de mon coeur lorsqu'il comprend que Soo Hwa se confie enfin. Nous nous sommes rencontrés par trois fois et il nous est arrivé de nous parler quelques fois, tard le soir, par messages. Il me semble que le premier avait été initié par mes soins. Écrasée par la solitude, allongée dans mon lit, j'ignore encore pourquoi c'est vers lui que mes mots se sont tournés. Cette nuit me parait encore brumeuse, comme si je l'avais imaginée et peut-être que c'est le cas. Peut-être que j'ai rêvé de ces quelques lignes sur mon écran qui m'avait parue étonnement réconfortantes. Il s'agissait d'une conversation menée par l'ironie et le défi, cette discussion qui a débouché sur notre rendez-vous dans ce bar, mais elle a suffit à apaiser ma crainte de ne pas être assez bien.

Temporairement.

Je calme difficilement les battements sourds qui résonnent au creux de ma poitrine, me raclant la gorge pour reprendre contenance. Je pose doucement mon verre sur le comptoir tout en lui prêtant une oreille attentive. Gênée mais attentive. Durant une seconde, je crois apercevoir le fantôme furtif de celui qui l'effraie. Il est caché au fond de son regard et je devine qu'il est celui qui bride mon compagnon depuis tout ce temps. J'ignore les détails, j'ignore encore l'identité de celui qui fait trembler sa voix mais déjà je sais qu'il a joué un grand rôle dans sa décision de quitter le confort et le luxe du Uptown. Est-ce qu'il a été forcé à fuir ? Lui qui tient de l'or au bout des doigts, Park Soo Hwa qui devrait avoir sa place sur les hautes marches plutôt que dans la crasse. Effectivement, c'est injuste. C'est justement ce sentiment d'injustice que Sunrise Corp a promit d'éradiquer, non ? J'ai assisté à toutes les réunions organisées en six ans et je me souviens clairement des déclarations qui ont été faites : chaque citoyen doit avoir la même chance. Qu'est-ce qu'il s'est passé pour qu'il décide soudainement de ne plus croire en l'opportunité de ce nouveau système ?

Il y a encore de nombreuses parts d'ombres chez le peintre. Il m'intrigue d'autant plus à chaque rencontre.

Mais ce soir, je n'ai pas envie d'insister. J'ai déjà obtenu plus que je ne le mérite. Une petite voix me souffle de laisser tomber, de renoncer à chercher davantage pour le moment. Chaque chose en son temps et je sais que ce temps viendra.

« Et toi, Ae Ran ? Est-ce que tu as vécu ici ? Dans le downtown ? »

Ah.

Je baisse les yeux sur mon verre vide, évitant soigneusement de rencontrer son regard. Il a donc finit par comprendre que je ne faisais pas partie du monde doré dans lequel je m'efforce de me faire une place ? Je lâche un léger soupir, comme pour libérer mes épaules du poids qui vient soudainement de leur tomber dessus. Arrêtons de jouer. Il a fait un effort, je me dois d'en faire un à mon tour.

« Non. J'ai vécu dans un endroit bien différent. » murmure-je. « Je viens d'un petit village sur la côte, près de Busan, et il est loin de ressembler à ce que tu peux trouver ici. »

Soo Hwa est la première personne à qui je parle de mes origines. Il me semble avoir dit à Won Il que je venais de Busan, directement. Est-ce que je fais bien ? J'ai renoncé à beaucoup de choses pour venir à Séoul : ma famille, mon foyer, mon nom et même à mon accent tranché de campagnarde. Je me souviens avoir eu un incident à l'université alors que par mégarde j'ai laissé échapper mon patois du sud. C'était humiliant et l'amie avait qui j'étais à ce moment-là ne s'est pas gardé de me le faire remarquer.

J'ai honte et d'autant plus alors que j'entends les mots qui passent mes propres lèvres.

« Il doit y avoir une centaine d'habitants. La plupart des bâtiments tombent en ruines, les rues n'ont pas de pavés au sol, l'herbe peut monter jusqu'aux genoux et il faut prendre le bus pendant près d'une heure pour atteindre la première ville. Ton salon de tatouage est probablement plus grand que la maison de mes parents. »

Est-ce qu'il va se moquer, lui aussi ? Je lève mes yeux sombres, l'avertissant d'une grimace :

« Si tu le répètes, je te tue. »

Je crois que c'est la première fois que je l'aperçois en train d'éviter mon regard. Elle baisse ostensiblement les yeux, esquivant le moindre contact visuel alors que son soupir semble plus lourd que du plomb. Apparemment, je ne suis pas le seul à ne pas avoir envie de parler de mon passé, ou de l'endroit d'où je viens. Finalement, on a peut-être plus de points communs que ce que je pensais.

Elle me décrit avec une pointe d'amertume le village où elle est née, le village qui l'a vue grandir. Elle le décrit lentement, me parlant des paysages de campagnes et de son manque de communication avec les grandes villes. De la pauvreté de ses parents. Tout semble totalement différent des grandes rues des quartiers résidentiels où elle vit à présent. Est-ce qu'elle en a honte ? Je ne la jugerai pas pour ça. Les choses ne devaient pas lui convenir si elle a décidé de changer de mode de vie de façon si radicale. J'ai envie qu'elle me dise pourquoi. Elle se livre à moi et pourtant, ça ne me rassasie pas. Je veux en apprendre plus sur elle.

« Si tu le répètes, je te tue. »

Je suis le genre de personne qui est habitué aux menaces. J'en reçois toutes les semaines, parfois sincères, parfois surjouées. Mais la sienne cache quelque chose de plus timide, presque pudique. Je l'observe en silence pendant de longues secondes, avant de répondre avec une douceur qui ne m'est pas familière :

« Je n'en parlerai à personne. »

Je n'ai aucun intérêt à le faire. Elle vient de me livrer une partie intime de son histoire, alors je la garderai précieusement dans un coin de ma mémoire. J'écarte légèrement mon verre vide sur le comptoir avant d'ajouter :

« J'aimerais voir ton village. » Je murmure, en relevant les yeux vers elle. « Je suis sûr qu'on voit les étoiles, là-bas.»

Je ne sais pas pourquoi ces mots traversent la barrière de mes lèvres. Nous ne sommes probablement pas assez proches pour qu'elle m'y emmène ; et je n'ai pas le sentiment qu'elle désire y retourner de toute façon. Mais il y a une étrange curiosité qui me pousse à imaginer cet endroit, à dépeindre ces paysages qui ont accompagnés les premières années de vie de Kim Ae Ran. A quoi il ressemble ? Quelle est l'odeur du vent là bas ? Quelle est la sensation de l'herbe qui chatouille les genoux ? Est-ce que cette centaine d'habitants se considère comme une grande famille ?

Le ciel doit être magnifique vu de son village.

Le serveur me propose un nouveau verre, que je refuse. En ce qui me concerne, j'ai assez bu pour ce soir. Je préfère garder l'esprit clair ; vu le nombre de verres qu'Ae Ran s'est envoyé ce soir, il vaut mieux que je la raccompagne. Ou que je lui appelle un taxi.

« Tu es la femme la plus intrigante que j'ai rencontré. »

Je pose mon menton contre ma paume, sans cesser de la dévisager avec intérêt :

« En général je ne suis pas mauvais pour cerner les gens. Mais avec toi, je n'arrête pas de me tromper. »

Et je crois que ça me plaît.

« Je suis sûr qu'on voit les étoiles, là-bas.»


Je le dévisage longuement, mon regard trahissant l'immense surprise qui s'est emparée de moi en l'entendant. S'il y a bien une chose dont je suis certaine, c'est que je ne permettrais jamais à Soo Hwa de voir le taudis dans lequel j'ai grandit. J'espère encore ne pas voir apparaitre la lueur de pitié qu'ont ces personnes qui découvrent que je ne suis pas l'héritière d'une grande fortune ou que je ne viens pas d'une famille aux notes hautes. Ce village dans lequel j'ai passé les premières années de ma vie, je me suis promis de ne plus y mettre les pieds. Par honte, oui. Par envie de recommencer à zéro, aussi. Et parce que je suis embarrassée à l'idée de croiser tous ces visages que j'ai abandonné sans le moindre remord. C'est à peine si j'ai observé la silhouette des quelques maisons lorsque je m'éloignais, la tête posée sur la vitre embuée du bus qui me conduisait à Busan. Il fait partie du passé, c'est définitif.

Mais il a raison.

On y voit les étoiles.

Le ciel est si clair qu'il en est parsemé. Je me souviens de ces soirées passées en équilibre sur le rebord de ma fenêtre à observer les points lumineux. J'en oubliais le temps, j'en oubliais l'endroit et le sentiment d'y être piégée à jamais. Ça faisait du bien.

« Tu es la femme la plus intrigante que j'ai rencontré. »

Incapable de me retenir, probablement à cause de l'alcool plus que de ses mots, je souris. Je me redresse légèrement sans détacher mon regard du sien. Intrigante. Parce que je suis partagée entre un passé gênant de paysanne et un futur plus étincelant auquel il se refuse lui-même ? Parce que je le laisse approcher de mes secrets alors que j'étais celle qui imposait une distance ? Il y a de nombreuses raisons, sûrement. Néanmoins, c'est un compliment que je suis prête à accepter : après tout, ça signifie que je suis capable de le captiver suffisamment pour qu'il en redemande. Ca veut également dire que je ne l'ai pas encore fait fuir. Ça me fait incroyablement plaisir.

« Est-ce que ça te plait ? »

J'ai envie de rire. Il y a des mois maintenant que je ne me suis pas sentie aussi légère et encore moins en présence d'une autre personne. Peut-être est-ce la raison pour laquelle j'essaie de faire durer cette soirée, refusant de la voir se finir.

Je prends doucement le verre que le barman vient de remplir à mon attention, ne me rappelant même pas l'avoir commandé, et le porte à mes lèvres. J'ai conscience d'avoir assez bu pour ce soir mais c'est à peine si mon corps m'obéit. Emporté par l'ambiance étrange qui se crée autour de nous, je bois une nouvelle gorgée. Dissimulées par le cristal, mes lèvres laissent échapper des mots que je ne pensais pas pouvoir prononcer à quelqu'un comme lui.

« Je dois avouer que tu sais aussi retenir mon attention. Tu es différent de ce à quoi je m'attendais. » murmure-je en le dévorant du regard. « J'ai envie d'en savoir plus. »

C'est son sourire qui m'a fait perdre mon assurance, rien qu'un instant. Sans jamais baisser les yeux, sans jamais ciller, sans même montrer la moindre hésitation, son regard lutte contre le mien alors qu'un sourire vient naître sur ses lèvres. Il m'arrache un frisson juste sous le nombril, troublant, nouveau, délicieux. Est ce la boisson qui agit sur son attitude, ou simplement la découverte d'une nouvelle facette de sa personnalité ?

« Est-ce que ça te plait ? »

Plus qu'il ne le faudrait.

Je la détaille en lui offrant mon silence comme réponse alors qu'elle boit une nouvelle fois, entraînée par le taux d'alcool déjà présent dans son sang.

Mon regard glisse le long de son visage, suivant la courbe de sa mâchoire pour se perdre dans le creux de son épaule nue. Si elle n'est pas l'un des chérubins du paradis, alors elle est forcément fille de succube et de tentation. Je l'ai toujours trouvé belle, depuis la seconde où mes yeux l'ont trouvé dans la foule. Mais ce n'est pas tout. Elle n'est pas juste jolie. Elle a un univers dans le regard, des étoiles sur la peau, des mélodies dans la voix, des papillons dans les cheveux, des pétales de roses sur les lèvres. Elle me rend poète d'un simple coup d'oeil, artiste face à sa vision, incontrôlable sous sa voix.

Je n'ai pas l'habitude de ça.

Elle serait bien capable de me faire perdre mes moyens.

C'est son regard qui me fait perdre ma voix. Son regard dont les lueurs me mettent à genoux, moi qui ne supporte pourtant aucune forme de soumission. J'essaie de rester droit, de ne rien montrer, et pourtant je suis en train de perdre la bataille qui se joue entre nous. J'en avais déjà conscience, mais elle est parfaitement capable de prendre le dessus sur moi, de se jouer de mes barrières pour m'obliger de me montrer réellement, à mon tour, alors que c'est précisément ce que je tentais d'éviter. Son murmure me trouble un instant, mais irrésistiblement, un sourire habille le coin de mes lèvres en répondant lentement :

« Alors revoyons nous tous les deux, et tu en apprendras plus. »

Je me redresse à mon tour, posant les billets sur le comptoir pour payer nos consommations comme je lui avais promis. Je m'avance légèrement, avant de lui tendre mon coude pour l'inviter à le saisir. Histoire qu'elle puisse marcher droit.

« Pour l'heure, je vous propose de vous raccompagner, mademoiselle Kim. »

Se revoir.

L'idée me fait frissonner mais son sourire s'accroche à ma chair. Je la sens tressaillir d'anticipation, n'attendant que le moment où il posera ses doigts sur elle. Je pourrais me mentir en me disant simplement que c'est l'alcool qui prend emprise de mes pensées. Seulement, pour ce soir, je suis fatiguée de faire semblant. Soo Hwa a réussi à fissurer mes barrières. Il n'aurait plus qu'à y donner un grand coup pour les voir s'effondrer. Ça faisait longtemps que je n'avais pas ressenti une telle proximité avec quelqu'un. C'est étonnant que ce soit quelqu'un comme lui, mais ce n'est pas dérangeant. Bien au contraire. La surprise accompagne les légers battements de mon cœur lorsque mes yeux se pose à nouveau sur lui.

C'est exaltant.

Je le regretterais probablement demain matin, mais pour le moment, je me contente de prendre son bras. Je me lève doucement, serrant mes doigts sur son poignet pour tenir en équilibre sur mes chaussures pourtant plates. La tête me tourne et je sais. Je sais que j'ai abusé de la boisson. Est-ce que j'étais si nerveuse ?

« Je ne suis pas saoule au point de te montrer où j'habite, Park. » murmure-je dans un sourire. « Je me contenterais d'un taxi pour ce soir. »

Il me conduit à l'extérieur et l'air frais me fait un bien fou. De nouveau l'envie de rire m'étreint fortement. J'ai l'impression d'être aussi légère que la brise qui caresse mon visage. Sans lâcher son bras de peur de perdre mon semblant d'équilibre, je lève le menton vers le ciel, inspirant des grandes bouffées. Un grand sourire étire mes lèvres.

Oui. Je dois être un peu bourrée. J'essaie tant bien que mal de le contenir alors que je m'approche de la route pour attendre le véhicule qui me ramènera dans mon monde doré, à des kilomètres de son quotidien.

Je n'en ai pas envie.

Néanmoins lorsque la voiture s'arrête devant moi et que la portière s'ouvre, je me résous à le laisser sur le trottoir plutôt que de céder à des envies embrumées. Je laisse son poignet m'échapper, grimpant dans l'habitacle avant de tourner une dernière fois la tête vers lui. Je devine que mon regard n'est plus si innocent lorsqu'il se pose sur lui. Je penche la tête, tout en sortant ma télécommande et appuie sur l'écran, consciente que ma note lui arrachera probablement une grimace de mécontentement. Je ne peux pas faire autrement.

« J'attendrais ton message, Soo Hwa. »

« Je ne suis pas saoule au point de te montrer où j'habite, Park. »

Un léger rictus étire le coin de mes lèvres alors que je continue d'avancer, ses doigts fins appuyés sur mon poignet. Je n'avais pas la prétention d'espérer qu'elle me donne son adresse. Et comme elle le sait dorénavant, si je peux éviter de me rendre à l'Uptown, je le ferais.

Je lui jette un coup d'oeil en silence, alors qu'elle relève les yeux vers le ciel. Combien de fois s'est elle sentie petite sous ce ciel, alors qu'elle est elle-même plus brillante qu'une étoile ? Si son regard semble attiré par l'immensité du voile nocturne au-dessus de nos têtes, le mien est hypnotisé par le son profil délicat et la lueur qui brille au fond de ses pupilles.

Ses doigts abandonnent ma peau pour s'avancer vers le taxi venue la récupérer, et je stoppe mes pas à quelques mètres, l'observant en silence pendant qu'elle grimpe dans le véhicule qui l'éloignera de moi. Etrangement, un sentiment inconnu, presque gênant, vient déranger mon palpitant quand la porte se referme, affichant une nouvelle distance entre nous. Je passe mes doigts dans mes cheveux en essayant de me remettre les idées en place.

Finalement, peut-être que l'alcool fait son effet sur moi aussi. Je relève les yeux en attendant sa voix, ignorant le frisson léger qui court sur mon échine à ses mots, avant de répondre à mon tour :

« Sans faute, Ae Ran. »

Le son particulier de ma télécommande m’indique qu’elle vient de me noter. Par habitude, j’y jette un coup d’œil, espérant ne pas apercevoir à nouveau un 10 positif. A ma surprise, il n’y a pas de 0 pour accompagner le 1 qui s’affiche sur mon écran. Un rictus amusé étire le coin de mes lèvres à cette vue, et tout en relevant les yeux vers elle, j’envoie ma note à mon tour.

Son regard brillant est la dernière chose que j’aperçois alors qu’elle disparait dans la nuit, emportant une partie de mes émotions avec elle.